3

 

Le soleil avait fini par percer alors qu’il déclinait. Les ombres s’allongeaient sur la route. Azilis les regardait progresser vers l’est avec une anxiété croissante. Car plus elles avançaient, plus le retour de Kian devenait improbable. Elle appuyait sa tête contre l’épaule d’Aneurin et il la tenait par la taille. Pas comme une amoureuse, plutôt comme une petite sœur qu’on veut consoler. Et cela la consolait vraiment. Peut-être parce qu’elle avait compris que c’était le seul amour qui pouvait exister entre eux. Un bel amour, fort et profond, comme celui qui l’unissait à son jumeau.

— J’entends un cheval, s’exclama-t-il en se redressant.

Elle tenta de percer l’obscurité du sentier où Kian avait disparu. Mais l’espoir s’évanouit très vite, car le martèlement des sabots qui se rapprochaient ne pouvait appartenir à une seule bête. Les deux cousins se retournèrent.

Azilis apercevait, assez loin encore sur la voie romaine, un groupe de cinq ou six chevaux qui avançaient à bonne allure. Les rayons du soleil se reflétaient sur leurs cavaliers, créant çà et là des éclats lumineux qui leur donnaient un aspect irréel.

« Ils sont armés, pensa-t-elle. Le soleil fait luire leurs armures et leurs épées. » Une angoisse sourde s’insinua en elle. Aneurin la saisit brusquement par le bras et l’entraîna vers leurs montures.

— À cheval, vite ! Prenons le chemin !

 

* * *

 

Ils s’enfuirent à bride abattue. Elle espérait que les cavaliers ne les avaient pas vus. Hélas, très vite elle entendit les chevaux lancés à leur poursuite. Alors, la peur au ventre, elle chevaucha comme jamais.

Le sol filait à une allure folle sous les sabots de Luna. Sa crinière blonde fouettait les poignets d’Azilis et l’air humide des sous-bois lui giflait les joues. À tout instant, elle craignait de se cogner à une branche ou de passer par-dessus sa jument si celle-ci trébuchait. Mais Luna galopait ferme, suivant Lug au plus près.

Azilis jeta un coup d’œil en arrière. Leurs poursuivants aussi avaient de bonnes montures. Ils ne se laissaient pas distancer. Dans la confusion de la course, elle ne distinguait pas leurs traits. Elle devinait pourtant des hommes terribles, des guerriers gigantesques excités par cette chasse.

La piste montait et Luna faiblissait. Azilis se pencha en avant pour alléger son poids, murmurant des mots d’encouragement dans son oreille : « Cours ma beauté, cours ma Luna ! Ne les laisse pas nous attraper ! »

La jument devait sentir sa peur car elle accéléra encore. Elle s’essoufflait, ses flancs se soulevaient de plus en plus vite et une bave rosie de sang moussait aux coins de ses lèvres.

Derrière eux des hurlements belliqueux retentirent qui lui glacèrent le sang. Alors que le chemin rétrécissait, elle vit Lug trébucher une première fois, puis trébucher de nouveau, avant de ruer en hennissant. Aneurin resta en selle par miracle. Azilis tira sur les rênes pour arrêter Luna qui poursuivait sa course et dépassait Lug. Quand elle fit volte-face, son cousin avait sauté à terre et tiré Kaledvour pendant que l’étalon s’éloignait en boitant.

— Sauve-toi, Azilis !

Elle ne bougea pas, maîtrisant de son mieux sa jument qui tremblait de peur et d’épuisement.

Les six cavaliers s’avançaient au pas, sûrs de leur victoire. À leur tête elle vit Fulvius, un sourire répugnant aux lèvres. Les autres ne souriaient pas. Des Francs. Immenses, avec leurs lances à crochet, leur coiffure effrayante, leurs ceintures de cuir ornées de motifs métalliques où étaient glissées des haches.

Cinq guerriers francs. Aneurin était seul.

Trois d’entre eux sautèrent de cheval, tenant à la main de longues épées. Le sang d’Azilis se glaça d’horreur.

— Je crois, domna, que cette promenade a assez duré et qu’il est l’heure de rentrer.

Fulvius jubilait. Un bonheur malsain suintait de toute sa personne.

Elle le toisa et, luttant pour maîtriser le tremblement de sa voix, lui lança :

— Tu m’as toujours donné la nausée, misérable chien. Aujourd’hui plus que jamais.

Aneurin, les yeux fixés sur les hommes qui s’approchaient de lui, répéta en breton :

— Sauve-toi, Azilis ! Sauve-toi dès que je commencerai à me battre !

— Où est Kian ? interrogea Fulvius. Ton frère, domna, a l’intention de le punir lui-même pour l’assassinat de Lucius Arvatenus. Il lui réserve une mort raffinée à laquelle tu seras tenue d’assister. Qu’a-t-il dit déjà ? Ah oui ! On lui plongera la main droite dans de l’huile bouillante pour le punir d’avoir égorgé Lucius. Ensuite, on lui brisera les jambes à coups de barre de fer pour s’être enfui de la villa et, pour finir, on le pendra par les pieds jusqu’à ce qu’il meure. Ça lui laissera le temps de se repentir.

— J’ai rendu sa liberté à Kian. Nous nous sommes séparés avant Condate, mentit-elle.

— Vraiment ? fit Fulvius en levant un sourcil. Ce n’est pourtant pas ce que nous a dit l’apprenti qui nous a indiqué que son maître vous avait cachés ! Ni ce qu’a avoué ce misérable cordonnier lorsque nous l’avons questionné. Il a bien spécifié que vous étiez trois à quitter Condate par la porte nord.

C’était donc cet abominable morveux qui les avait trahis ! Elle frémit à l’idée du sort réservé à Camulus et, peut-être, à Memmia.

— Finissons-en, dit-elle. Laisse partir mon cousin et ramène-moi à la villa puisque tu es ici pour cela.

Elle se sentait épuisée tout à coup, glacée et vaincue. Fulvius avait gagné, Marcus avait gagné. Tant pis. Dieu merci, Kian était parti. Il était sauvé.

— J’ai bien peur que ce ne soit pas possible, domna, répondit Fulvius. J’ai pour ordre de ramener ton cousin. Marcus veut le faire juger pour le vol des chevaux et de l’argent.

— Il n’a rien volé ! C’est moi qui…

— Va-t’en, Azilis, cria encore Aneurin en breton, sauve-toi donc !

Fulvius se tourna vers les guerriers :

— Saisissez-vous de lui !

L'épée de la liberté
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